Verts de Meyrin-CointrinPierre-Alain Tschudi

Conseiller administratif de la Ville de Meyrin

Verts de Meyrin-Cointrin

Préface du livre « FILS, biographies de Silvia et Antonio Hodgers », éditions de l'Aire, Vevey 2013

Deux destins, une passion

 

«Il n'y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute raisonnable, que l'injustice.

La liberté est donc naturelle. C'est pourquoi, à mon avis, nous ne sommes pas seulement

nés avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre. »

Etienne de la Boétie (1576)

 

« Si vous êtes capables de trembler d’indignation,

chaque fois qu’il se commet une injustice dans le monde,

alors nous sommes camarades »

Che Guevara (1962)

 

 

Un jour, en 1993, assis dans le bus qui traverse ma cité pour me rendre sur mon lieu de travail, j'ai observé un jeune collégien d'environ 17 ans qui défendait avec ardeur l'importance d'un engagement au sein du Parlement des Jeunes. Ce jour-là, je me suis dit que cela pourrait bien être cet Antonio Hodgers, président du Parlement des Jeunes de Meyrin dont j'avais entendu parler. Je ne me doutais pas alors que nous allions avoir encore de nombreuses occasions de faire route ensemble et de partager préoccupations et questionnements.

 

Quelques années plus tard, lors d'une séance à huis clos du Conseil municipal, il a été question de la naturalisation d'une dame argentine du nom de Silvia Hodgers, une femme bien connue à Meyrin grâce à ses cours de danse et de stretching. Sa gentillesse et sa générosité en faisaient d'emblée une excellente Suissesse et sa naturalisation dès lors l'unanimité. Je ne me doutais pas alors que nos chemins s'étaient certainement déjà croisés et que nous allions avoir encore quelques occasions de cheminer ensemble et de partager préoccupations et questionnements.

 

Je suis de la génération de Silvia, la maman, et membre du même parti politique qu'Antonio, le fils, mais ce n'est de loin pas les seules raisons qui m'ont fait lire leurs témoignages avec le sentiment d'avoir participé étroitement à leur histoire.

 

Dans les années 60 et 70 du siècle dernier, un vent planétaire s'élève, il soulève l'enthousiasme et l'espoir que le monde va changer de base. En Asie, Afrique et Amérique Latine, les peuples opprimés progressent dans leur combat pour l'indépendance et la liberté. En Europe, la jeunesse se révolte de Paris à Berlin, de Prague à Belgrade. Une passion renaît, celle de combattre les injustices et de défendre la liberté. Une prise de conscience se répand, celle d'appartenir à un seul monde et d'être responsable du devenir de ce monde. L'union faisant notre force, la victoire finale était inéluctable.

 

En Amérique Latine les intermèdes démocratiques étaient régulièrement interrompus par des coups d'Etat militaires, les mouvements populaires pacifiques étaient systématiquement réprimés dans le sang. Dès lors, comment croire à une voie pacifique ? La lutte armée, à l'instar de celle des résistants au nazisme et au fascisme, apparaissait comme seule issue, même si, face à un appareil militaire entraîné et armé par l'étranger, les forces en présence étaient bien inégales.

 

En 1981, j'ai passé de nombreuses heures dans le magnifique Parc Lezama à Buenos Aires à l'ombre de grands arbres séculaires. De jeunes couples amoureux buvaient du maté, des enfants jouaient sous la surveillance de leurs parents. Des vieux faisaient une partie d'échecs. En apparence, la paix, la sérénité et le bonheur y régnaient. En apparence seulement; les absents ne se voyaient pas, les 30'000 disparus et les nombreux Argentins condamnés à l'exil dont Antonio, sa sœur et sa mère. Ils auraient dû être là en cet été 1981. Les parents d'Antonio avaient aimé se balader, quelques années plus tôt, avec leur nouveau-né dans ce parc. Ils ont certainement dû imaginer leur fils cinq ans plus tard courant dans les allées du parc.

 

Les disparus d'Argentine sont morts assassinés par la dictature militaire, mais la vérité et la justice ont fini par l'emporter. Des mères et grands-mères de disparus ont osé, en pleine dictature, affronter les militaires défendant les idéaux de leurs enfants et revendiquant que toute la lumière soit faite sur les circonstances de leur disparition. Plus tard des enfants de disparus se sont également organisés dans l'association HIJOS pour exiger que justice soit rendue. Finalement, les responsables des disparitions forcées en Argentine ont commencé à être jugés et condamnés et ce n'est pas terminé.

 

« Fils » est un récit de filiation dans lequel Antonio questionne son histoire et celle de ses parents.

Cette quête est d'autant plus indispensable qu'Antonio n'a pas connu son père. Il se pose donc naturellement la question de l'héritage et de la fidélité. En empruntant un chemin politique en apparence différent de celui de ses parents, les trahit-il ou au contraire poursuit-il leur engagement et leur combat dans un contexte temporel et géographique différent ?

 

Répondre à cette question est une nécessité. D'où la décision de mener une recherche minutieuse sur son passé en juxtaposant ses souvenirs, son regard d'enfants avec les récits d'un témoin privilégié, sa maman Silvia. Témoignage primordial, puisqu'elle a côtoyé de près le père et qu'elle a pleinement partagé ses convictions et son engagement politique. Antonio fait aussi référence à son voyage en Argentine pour chercher à comprendre ce qui était arrivé à son père, puis à son périple en Amérique Latine pour mieux connaître le contexte social, économique et politique.

 

La recherche de ses racines a conforté Antonio dans sa volonté de poursuivre le combat de ses parents. «Ils se sont battus pour une cause. Ma mère a sacrifié sa jeunesse, sa carrière. Mon père l’a payé de sa vie. Même absent, il m’apporte encore beaucoup. C’est un modèle que je ne peux trahir », a-t-il confié.

 

 

Les récits de Silvia et d'Antonio ancrent fortement l'intime dans le politique, rendent l'un indissociable de l'autre. Pour se comprendre, comprendre ses identités, ses héritages les deux dimensions personnelle et sociale sont forcément indispensables.

 

L'intime du récit de filiation donne un poids supplémentaire à l'engagement, il permet d'apprendre à se « penser historiquement » (Jean-Luc Godard), à donner un sens personnel à sa propre existence en l'inscrivant dans l'Histoire collective des transformations nécessaires de notre société.

 

A l'issue de la recherche intervient le moment des conclusions. Comment recevoir l'héritage ? Comment le transmettre ici en Suisse et aujourd'hui en 2013 ? Antonio partage de toute évidence la même passion de ses parents, celles de combattre l'injustice et de défendre la liberté. Comment aujourd'hui et en Suisse défendre cette flamme ? Au 21ème siècle, il est impossible d'imaginer un monde plus juste, un monde solidaire sans se préoccuper de ce que nous lèguerons à nos enfants et petits-enfants. Aux solidarités avec les laissés-pour-compte d'ici et avec les opprimés d'ailleurs s'ajoute aujourd'hui l'engagement indispensable pour les générations futures. La question politique centrale est donc de savoir comment accélérer cette prise de conscience, faire évoluer les mentalités, donner envie aux autres de s'engager pour ce programme d'écologie politique.

 

Être conseiller national, voire demain conseiller d'Etat n'est pour Antonio pas une fin en soi, mais un moyen supplémentaire permettant de contribuer à accélérer les changements urgents. C'est pourquoi, l’annexe politique de ce livre abandonne le récit autobiographique, l'enquête sur le passé, pour revenir à la politique aujourd'hui, partie intégrante d'un héritage qui transcende les générations et qui s'impose comme fondamental pour construire une société plus juste et un monde durable.

 

Pierre-Alain Tschudi