Cher Adrien,
Tu m'as demandé un témoignage. Tu voudrais savoir comment j'ai vécu la chute du mur de Berlin, ville que tu t'apprêtes à découvrir avec ta classe, 20 ans après. Je suis d'autant plus flatté de ta demande que tu ne me connais pas, mais on a dû te dire que ces événements ne m'avaient pas laissé indifférent.
Pour que tu puisses comprendre ma joie en 1989, il me faut remonter quelques années en arrière. Je suis né au milieu du siècle passé. Les premiers événements historiques dont je me souvienne remontent à 1956. Prenant le train à Bâle pour rendre visite à ma grand-mère à Neuchâtel, je vis tout un groupe de personnes, hommes, femmes, enfants qui parlaient une langue que je ne comprenais pas. Ma mère m'expliqua que ces gens venaient d'un pays, la Hongrie, qu'ils avaient dû fuir n'emmenant avec eux qu'une seule valise. A cinq ans, je ne comprenais évidemment pas pourquoi des chars étaient entrés dans Budapest. Je ne savais pas non plus ce qu'était la guerre froide. Lorsque le mur fut érigé séparant la ville de Berlin en deux, j'ai eu peur, parce que mes parents écoutaient la radio la mine grave et inquiète. Mais je ne saisissais pas. Mon père faisait confiance au Président des Etats-Unis J.F. Kennedy, ma mère au pape Jean XXIII. Ce n'est qu'à l'âge de 17 ans, en 1968 que j'ai pris conscience que l'Europe était divisée en deux, l'Est et l'Ouest, et que chaque fois qu'un vent de liberté soufflait à l'Est, on accusait les acteurs d'agir pour le compte de l'Ouest, tout comme l'on traitait souvent les personnes critiques à l'égard du système économique en vigueur à l'Ouest d'être des agents de l'Est. Cette division de l'Europe ne représentait pas seulement un risque permanent de guerre en Europe, chaque bloc accumulant des armes de destructions massives dirigées contre le bloc adverse, mais contribuait à discréditer et à combattre celles et ceux qui à l'Est, comme à l'Ouest rêvaient de plus de liberté et s'engageaient pour un monde qu'ils voulaient meilleur.
En juillet 1968, je me suis ainsi retrouvé dans un camp organisé par le Service civil international. Il y avait des jeunes des États-Unis, d'Allemagne, de France, d'Italie, de Yougoslavie et de Tchécoslovaquie. J'étais le seul Suisse et le plus jeune. Tous avaient vécu dans leur pays des événements exaltants. Des étudiants de Prague, de Paris, de Berlin, de Belgrade et de Berkeley, unis dans un grand mouvement émancipateur. Le monde allait changer de base. Nous pensions n'être rien et soudain nous faisions l'histoire. Le printemps avait été chaud, l'été n'était qu'un moment de répit avant un automne à nouveau prometteur... Quel choc, quelle rage, lorsque le 21 août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie entrèrent dans Prague réduisant à néant les velléités d'indépendance de la Tchécoslovaquie. Qu'allaient devenir les étudiants tchèques que j'avais rencontrés ? Leur rêve d'un avenir meilleur s'écroulait abattu par les chars soviétiques. L'Union Soviétique recourait à la force chaque fois que ses intérêts de grande puissance étaient touchés, comme les États-Unis au Vietnam et ailleurs. Il semblait désormais que l'Europe resterait condamnée longtemps à être l'otage des grandes puissances.
Dans les années 80, un grand mouvement social se développa en Europe de l'Ouest pour s'opposer à l'installation de missiles nucléaires à moyenne portée dirigée contre l'Europe, les Pershing II américains menaçaient l'Europe de l'Est, qui disposait de SS 20 soviétiques pour riposter aux Pershing II et détruire l'Europe de l'Ouest. De part et d'autres, on accumulait un armement capable de détruire plusieurs fois la planète. Dans toute l'Europe, des manifestations gigantesques s'organisaient. En 1983, nous étions plus 50'000 à Berne, un chiffre énorme pour la Suisse. Ce vaste mouvement pacifiste occidental tissa des liens avec celles et ceux qui résistaient en Europe de l'Est, celles et ceux qu'on appelait les dissidents. Puisque nous étions exposés aux mêmes menaces, il nous fallait trouver des moyens d'agir ensemble, de nous engager ensemble par tous les moyens pacifiques pour abolir cette barrière qui séparait l'Europe, il nous fallait construire un mouvement européen du Portugal à l'Oural. C'était loin d'être simple. Nos amis pacifistes des pays de l'Europe de l'Est n'obtenaient pas l'autorisation de quitter leur pays et étaient souvent emprisonnés accusés d'être des traîtres à leur patrie et au socialisme. En Suisse, les activistes pacifistes étaient certes également observés et fichés par la police, mais jouissaient d'une liberté d'action et d'expression plus grande que les pacifistes de l'Europe de l'Est. Comme ils ne pouvaient pas quitter leur pays, c'est nous Européens de l'Ouest qui nous rendions chez eux.
Ainsi, en février 1985, nous avons traversé le soir le mur de Berlin au Checkpoint Charlie que tu visiteras certainement avec ton prof. Nous étions une vingtaine, mais pour ne pas nous faire repérer, nous sommes passés seul ou à deux. Des visas d'un jour nous étaient accordés, mais nous avions l'obligation de retourner à Berlin-Ouest avant minuit. Des Italiens, trop connus, ont été refoulés d'entrée, mais la plupart d'entre nous ont réussi à entrer à Berlin-Est où nous avions rendez-vous avec une vingtaine de pacifistes de l'Allemagne de l'Est dans l'appartement de l'un d'entre eux. Nous n'avons pas conspiré, mais discuté ensemble comment dépasser la division de l'Europe et construire un continent unifié. Parmi nos interlocuteurs est-allemands se trouvaient certainement un ou des agents de la Stasi (sécurité de l'Etat) qui infiltraient les mouvements dissidents. Peut-être ai-je même sympathisé sans le savoir avec l'un deux et lui ai remis mon adresse. Quoi qu'il en soit, il ne m'a plus été possible, jusqu'en 1989, de retourner en Allemagne de l'Est, mais les contacts, les échanges se sont poursuivis par téléphone, par messager etc.
En 1989, les pacifistes que nous avions rencontrés à Berlin-Est étaient à la pointe des manifestations populaires en Allemagne de l'Est qui conduisirent à la chute du mur le 9 novembre. Notre mouvement pour une Europe démocratique, pacifique et unifiée obtenait une première victoire à laquelle nous-même ne croyions pas. Quelques mois plus tard, nous nous rencontrions tous à Prague où les dissidents avec lesquels nous étions en contact, même lorsqu'ils étaient emprisonnés, étaient devenus entre temps Président de la République et Ministre des affaires étrangères. Tu imagines à nouveau la joie et l'espoir d'un monde meilleur qui pouvaient nous animer !
Quel bilan en tirer aujourd'hui ? Plusieurs pays de l'Europe de l'Est et de l'Ouest font partie désormais de l'Union Européenne. Les menaces d'une guerre généralisée en Europe sont écartées. Il est désormais possible de se déplacer les uns chez les autres. Mais le monde reste loin d'être idéal. Des dérives nationalistes créent de nouvelles barrières, des murs sont érigés pour séparer les nantis des affamés, des guerres se déroulent pour le partage des ressources naturelles qui se font de plus en plus rares. Plus que jamais une prise de conscience est nécessaire. Plus que jamais, le monde doit changer de base et pour faire avancer les choses il ne faut surtout pas penser que nous ne sommes rien, mais agir à notre modeste niveau. Croire en sa force d'ébranler le monde, même lorsque l'on n'est que quelques uns dans un appartement du Prenzlauer Berg à Berlin.
Pierre-Alain Tschudi, 8 avril 2009