Monsieur le Conseiller d’Etat,
Messieurs les Députés du Grand Conseil,
Mesdames et Messieurs les Conseillères et Conseillers municipaux,
Chère famille et amis de Bruno Manser,
Mesdames, Messieurs, chers amis,
Nous commémorons aujourd’hui plusieurs anniversaires. Ces commémorations ne sont pas source de joie, même si le fait d’être réunis ensemble aujourd’hui nous donne force et courage. Les questions qui nous torturent, pour certains depuis 29 ans déjà, n’ont toujours pas trouvé de réponses : Où sont-ils ? Que leur est-il exactement arrivé ? Qui sont ceux qui les ont fait disparaître ? Et pourquoi ?
Il y a 20 ans, le 27 mai exactement, se tenait à Genève la première manifestation silencieuse pour les disparus d’Amérique latine, devant les bureaux de la Compagnie aérienne Aerolineas Argentinas à l’avenue Chantepoulet, soutenue par une trentaine d’organisations engagée dans la défense des Droits de l’Homme. Ces organisations s’étaient rassemblées dans un collectif dont le nom était en même temps un engagement. « Jusqu’à ce qu’on les retrouve » Et pendant dix ans, chaque dernier jeudi du mois, parfois jusqu’à 300 personnes se sont réunis et ont défilé en silence, à l’image des Mères et des Grands-Mères de la Place de Mai en Argentine. Parmi nous aujourd’hui, il y a plusieurs personnes qui ont participé activement à ces manifestations mensuelles. Il y a 20 ans également, les députés genevois du Conseil national plaidaient en faveur de la création d’une Commission parlementaire fédérale qui aurait été dépêchée en Argentine pour enquêter sur les disparus suisses ou d’origine suisse. En 1992, le collectif « Jusqu’à ce qu’on les retrouve » a interrompu ses manifestations. Les Nations Unies venaient d’adopter une première déclaration qui considérait les disparitions forcées de personnes comme un crime contre l’humanité, un crime qui pourrait donc être jugé en tous lieux et en tout temps. Dès lors, il est apparu au collectif, qui s’essoufflait un peu après plus de 120 manifestations, que les efforts devaient désormais se situer ailleurs.
Cette lueur d’espoir d’il y a 10 ans, n’a malheureusement pas abouti encore à des effets très concrets. Pour que les intentions d’une déclaration devienne contraignante, celle-ci doit être suivie d’une convention ratifiée par un certain nombre de pays. Or depuis 10 ans, nous avons vécu beaucoup de déceptions. Non seulement les travaux des commissions onusiennes sur la disparition piétinent, mais ce qui, il y a 20 ans, semblait être une pratique criminelle des dictatures latino-américaines, s’est répandu depuis à d’autres continents. Ce système de terreur, déjà pratiqué par les nazis pendant la deuxième guerre mondiale et systématiquement repris par les dictatures en Amérique Latine dans les années 70 et 80, s’est désormais répandu en Afrique, comme en Algérie, au Sahara occidental, au Rwanda etc., en Asie, comme en Turquie, au Philippines, au Sri Lanka etc., et même en Europe, en Bosnie et au Kosovo notamment. C’est pourquoi, il y a deux ans, un nouveau collectif s’est créé, l‘Association Jardin des disparus regroupant des associations de familles de disparus de tous les continents, pour créer avec les autorités meyrinoises, ici même, le « Jardin des disparus », lieu de mémoire et d’engagement pour que l’oubli ne s’installe pas, pour qu’un jour ces pratiques cessent. Mais tant que la disparition forcées de personnes restera impunie, il y aura toujours des pouvoirs qui seront tentés d’y avoir recours.
Ou, comme le dit le célèbre écrivain uruguayen Eduardo Galeano
« Pour que l’histoire ne se répète pas, il faut sans cesse la remémorer, l’impunité qui récompense le délit encourage le délinquant. Et lorsque le délinquant, c’est l’Etat, qui viole, vole, torture et tue sans rendre de comptes à personne, alors il donne lui-même le feu vert à la société entière pour violer, voler, torturer et tuer. Et la démocratie en paie, à longue ou courte échéances, les conséquences. »
C’est pourquoi sur la stèle que nous avons inauguré ensemble le 7 octobre 2000, nous avons inscrit : « En mémoire de toutes les personnes disparues, nous demandons vérité et justice ». A cette occasion, nous avons également planté 5 arbres, un de chaque continent, avec de la terre qui provenait des différentes régions où des femmes et des hommes ont été enlevés un jour pour s’être battus pour la justice la liberté et les droits humains. Cette terre nous l’avons mélangée dans un grand drap blanc que vous voyez ici, car dans le jardin des disparus, il n’existe plus qu’une seul terre, une terre de paix, de justice et de liberté. Plusieurs personnes ont alors inscrit un message ou simplement leur nom sur ce drap, mais il reste de la place et nous souhaitons donner l’occasion à celles et ceux qui nous ont rejoints aujourd’hui d’y rajouter leur message.
L’an dernier, nous avons également organisé une cérémonie, tous ensemble, au Jardin des disparus. C’était le 31 mars. Madame Estella de Carlotto, Présidente de Grands-Mères de la Place de Mai, nous avait fait l’honneur de sa présence. Nous avons une pensée émue pour elle aujourd’hui et lui exprimons toute notre solidarité. Madame de Carlotto a échappé miraculeusement à un attentat il y a quelques jours. Des balles ont été tirées depuis l’extérieur dans son salon qu’elle venait de quitter. Cela démontre que les responsables des 30'000 disparus en Argentine ne demande pas seulement l’amnistie, ce qu’ils ont largement obtenu, mais exige également l’amnésie, l’oubli. Or, tant que des femmes comme Estella de Carlotto continueront à se battre pour la vérité et la justice, les auteurs des crimes contre l’humanité seront toujours inquiétés. En notre qualité de citoyennes et citoyens de cette terre, nous nous devons de continuer à les inquiéter, car comme le disait Estella de Carlotto ici même, « la vérité et la justice apporteront la liberté. ».
Pour conclure, j’aimerais au nom de l’Association Jardin des disparus à nouveau remercier les autorités meyrinoises et cantonales pour leur soutien et leur engagement. Et j’aimerais également, remercier la famille et les amis de Bruno Manser de s’être associés aujourd’hui à notre cérémonie. J’aimerais qu’ils ressentent notre solidarité, nous, familles de disparus, qui partageons leur même souffrance, leurs mêmes inquiétudes, leurs mêmes interrogations. Bruno est un des nôtres. Son combat pour préserver la forêt tropicale, espace vital des peuples nomades, comme les Penans, son combat pour préserver un poumon vital pour la survie de notre planète est un combat pour permettre qu’un jour tous les êtres humains vivent en paix et en liberté et ne se livrent pas de guerres pour s’arracher les dernières ressources de la terre, Nos enfants, nos frères et sœurs, nos maris et femmes, nos parents qui ont disparu se battait pour le même idéal.
Pierre-Alain Tschudi, 6 octobre 2002